mercredi 31 janvier 2018

Sciatique pédagogique, les débats : projets or not projets ?

Je n'avais pas écrit de texte aussi long depuis le Capes !
Je le met donc aussi en version pdf, c'est peut-être plus pratique qu'en ligne.
Si vous repérez des erreurs, surtout, dites-le moi. Je ne suis pas une experte, j'ai appris en même temps que j’écrivais !

Bécassine au pays de la pédagogie !

Pas d'illustration dans la suite, je n'ai pas le temps, j'ai un Tricot sur le feu !



Introduction


Qu'est-ce qu'un projet ?

On fait très peu de « vrais » projets tels que Philippe Perrenoud les a définis en 1999 dans « Apprendre à l’école à travers des projets : pourquoi ? Comment ? ».
https://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1999/1999_17.html

Si on a bien la dimension « production concrète », le mélange de savoirs et de savoirs faire déjà acquis, le fait de viser le développement de savoirs nouveaux, l'autonomie et le rôle actif des élèves, on a rarement la co-gestion par les élèves.
En effet, beaucoup de projets sont ficelés et bien planifiés à l'avance. Si les élèves sont parfois laissés en autonomie, ils ont rarement le choix de leurs démarches et du déroulé des étapes.
Parfois des fiches très guidées sont même produites, pour éviter aux élèves des tâtonnements.
On est donc bien loin d'une véritable pédagogie de projet.

Le sachant, et parce qu'il est très difficile de mettre en place ces « vrais »projets, comme on le verra par la suite, je vais ici parler un peu de tout : pédagogie de projet, projets pédagogiques, tâches complexes, recherches documentaires élaborées visant la création d'affiches, padlet, vidéo, diaporama…

Mes observations

De plus en plus souvent, j'ai l'impression à la fin d'une « recherche documentaire avec mise en forme chouette », comme les exposés sur les libertés en EMC 4e, que les élèves n'ont retenu aucune des informations trouvées, et que, s'ils ont appris à à utiliser des outils numériques collaboratifs très sympas, ils ne pensent pas à les ré-utiliser. Ne parlons pas de leurs restitutions à l'oral. Le padlet ou le diaporama, c'est bien un support d'oral, pas une fin en soi ! Et n'évoquons pas leur maîtrise de l'univers médiatique, réduit à la maîtrise du clic.
J'avoue que cela me perturbe ! D'autant qu'en plus de ma frustration par rapport aux compétences info-doc et EMI non abordées, le risque est que mes collègues se rendent compte que les connaissances visées ne sont pas acquises, et qu'ils finissent par me dire gentiment que la prochaine fois, on évitera de prendre sur leur cours pour un tel résultat !!

Pourtant, la pédagogie "active", les recherches documentaires, exposés et autres projets, nous, les profs doc, on aime ! Alors, on abandonne le socioconstructivisme ?
(Je l'avais oublié, mais c'est comme ça que cela s'appelle. Voici une vidéo de 14 min qui trace un panorama extrêmement bien fait des méthodes pédagogiques. L’intervenante passe en revue toutes les méthodes, et met en évidence pour chacune les avantages et les inconvénients.)

J'ai demandé son avis à Google-mon-ami (je suis au désespoir de devoir avouer que sur ce coup là, Qwant était d'une aide toute relative. La fonction Google Scholar m'a aidée à tomber sur des mines pédagogiques de qualité).


Des lectures

Pour ceux qui se diraient que j'ai bien de la chance d'avoir pu passer autant d'heures à lire, je vous renvoie aux billets introductifs à cette série de résumés. Oui, je confirme, j'ai eu du temps.
Et le temps, ou plutôt le manque de temps, je me suis vite rendue compte que c'était le principal facteur d'échec de ces activités « actives ».
J'ai vu que beaucoup d'avis étaient divergeants, mais que je n'étais pas nécessairement en désaccord avec chacun. Passionnant, mais comme il va falloir que je retourne travailler un jour, il fallait mettre de l'ordre dans toutes les idées rencontrées, et en tirer des conséquences concrètes pour ma pratique professionnelle.

Des résumés

J'ai essayé très modestement de comprendre, de synthétiser, et de trouver une position d'équilibre entre tous les avis contradictoires rencontrés. Si vous repérez des erreurs, des mauvaises compréhensions de ma part, merci de me le signaler. Je corrigerai.
Ce résumé sera sans doute le plus copieux, les autres feront des zooms sur des notions rencontrées ici et là.
C'est un peu le bazar avec les sources, parfois il y a l'URL, parfois l'intitulé complet, mais cela me prendrait trop de temps de tout harmoniser. Qui sait, j'aurai peut-être le temps d’améliorer ça plus tard. En attendant, j'ai 20 billets en attente, j'ai fait de mon mieux, en bonne Toltèques !

 

1. « Avec ces pédagogies, on court à la catastrophe, arrêtons tout ! »


On trouve sur Internet beaucoup de critiques virulentes de l'école.Et toujours, si on est en échec (c’est un postulat, personne ne s'interroge pour savoir si c'est vraiment le cas, on se contente d'évoquer Pisa, sans grand recul sur les méthodes et le contenu de ces tests internationaux), c'est à cause des pédagogies constructiviste et socioconstructiviste.
Le ton est parfois très agressif, ce qui m'a surpris, de la part de sites pédagogiques.

Je laisse de côté le discours les élèves n'apprennent plus rien, ils ne connaissent plus leurs classiques, ni le latin, et ne savent plus qui étaient Charlemagne. Le discours n'est pas nouveau, on le sait depuis Socrate, le niveau baisse. Moi qui ai vécu deux fois le collège et le lycée en tant que mère, je le vois bien, c'est hyper facile maintenant ("Euh, demande à ton père, plutôt...").

Ce qui est plus étonnant, et perturbant, c'est que parfois ces harangues sont au service de méthodes qui veulent favoriser davantage la réussite des élèves en difficulté, les élèves des catégories socio-professionnelles défavorisées, comme on dit. Comme la Pédagogie explicite, dont je reparlerai en détail dans un billet entièrement consacré à l'explicite.

Alors, même si la manière de le dire freine un peu, on ne peut pas ne pas être interpellé par certains de leurs constats, et par leurs propositions.
Cela m'a amené à aller fouiller un peu au-delà de la première impression.

Au bout d'un moment, à force de lire d'autres textes, j'ai repéré des biais dans certains de ces discours :
- Parfois, les auteurs s'appuient sur des théories maintenant remises en cause, comme les intelligences multiples, les deux cerveaux.
- D'autres veulent que les élèves s'élèvent seuls, parce que l'Enfant a en lui les ressources et l'envie d'apprendre : Montessorri, écoles démocratiques hors contrat (à ne pas confondre avec le mouvement de Nico Hirtt). Je ne vais peut-être pas tenter le coup avec mes élèves, je vois ce que cela donne déjà en club, dès qu'on propose d'écrire un résumé de manga...
- Parfois ils se basent sur des travaux (ceux de Hattie) qui selon certains sont contestables, ou mal interprétés (cf zoom sur Hattie).
- D'autres enfin déduisent de l'échec des mauvaises pratiques de pédagogie active la preuve qu'ils sont inefficaces. Faux procès à mon avis : il suffirait qu'on les mette en place avec davantage de pédagogie. On ne dit pas d'un nouveau tracteur sans essence que c'est un mauvais modèle parce qu'il n'avance pas !

Il y a cependant quelques reproches adressés aux projets et autres pédagogies actives à prendre en considération. Un tracteur avec de l'essence, c'est bien, mais c'est mieux avec un bon chauffeur, formé qui plus est à ce tout nouveau modèle !

1.1. « La pédagogie « active » ne permet pas l'acquisition de connaissances, il y a un risque d'appauvrissement de l'enseignement »

On le verra plus loin, c'est effectivement un des risques si l'activité met l’élève en situation de surcharge cognitive. L’élève ne peut pas tout gérer, il va donc devoir sacrifier un des éléments du travail, en général la mémorisation des informations. En effet, on lui demande de trouver des informations dans des sites ou des documents du CDI, qu'il peut citer. Pourquoi les retenir, si l'objectif du travail est la rédaction d'un exposé ?
On voit déjà une des pistes : il serait préférable que les informations soient issues de connaissances déjà enseignées et apprises, le projet venant en aval pour les mettre en valeur (et les réutiliser une nouvelle fois, pour favoriser leur mémorisation).


1.2. Critique de l'approche par compétences

On retrouve souvent mêlées la « pédagogie par projet » et l'approche par compétence. Même s'il ne s'agit pas de la même chose, les critiques de l'une rejaillissent sur l’image de l'autre.

La critique est celle-là : «On n'est pas là pour faire le jeu des entreprises. Les compétences, c'est une arnaque pédagogique". Au-delà des critiques un peu politiques dans lesquelles on a le droit de ne pas se retrouver, j'avoue que la lecture de ces articles m'a ébranlée.

J'ai réalisé qu'il y a un vrai risque à se tromper d'enjeu et d'objectifs. On verra, dans un billet qui lui sera consacré, que cette approche, si elle a des bons côtés, peut amener à oublier la pédagogie et les situations d’apprentissages, au profit d'une logique de « projet fini » et de « cases à cocher ».
Le statut de l'évaluation n'y est pas non plus très clair, on a un peu oublié les évaluations formatives dans l’histoire. « On s'en fout des notes », mais on met quand-même des couleurs. Pas sûr que ce soit logique et défendable.
D’ailleurs, lors des formations EPI et nouveau collège, on a parlé davantage de cases à cocher et de listes de compétences, plutôt que de pédagogie et de scénarios pédagogiques, non ?

1.3. « Rien ne vaut la transmission directe »

C'est un des arguments utilisés pour critiquer la pédagogie constructiviste. Celle-ci est inefficace, seule la transmission directe permet d'acquérir des connaissances.
D'abord, Nico Hirtt le rappelle, même les constructivistes ne faisaient pas toujours des pédagogies dites « actives » : « La pédagogie constructiviste n’affirme pas que tous les savoirs pourraient être reconstruits par ou avec l’élève ; elle n’exclut absolument pas la transmission directe de savoirs et la méthode «frontale» lorsque celle-ci s’avère nécessaire. »
http://www.skolo.org/2009/10/01/piaget-vygotski-freinet-tous-coupables/

Ensuite, il faut arrêter avec la caricature du constructivisme actif et inefficace, et la transmission directe efficace. A part dans l'enseignement ancestral magistral, qui présuppose que tous les élèves écoutent le professeur et font l'effort de comprendre et de retenir, personne n'irait dire que lors d'un cours dialogué, un débat, une activité de lecture/questions, les élèves sont inactifs !
Tout est projet ou tâche complexe, si cela veut dire que l'élève doit être partie prenant de son apprentissage, et si l'adulte circule, sollicite, titille, questionne.

Sur les sites de Pédagogie explicite, on peut lire qu'« on peut apprendre autant, voire mieux, avec l'enseignement direct, parce qu'il y a de la métacognition, de l’explicitation, des rétroactions et une évaluation formative ».
Et bien moi, autant d'interactions et de mobilisation intellectuelle des élèves, j'appelle cela de la pédagogie active ! Ceci dit, maintenant que vous le dites, cela vaudrait la peine de revoir mes activités actuelles, pour vérifier si je fais suffisamment d'interactions, de métacognition, d'explications… Pas si sûr.

Par contre, comme les situations actives, la transmission directe ne conviennent pas à tous les objectifs pédagogiques, comme on va le voir tout de suite.


1.4. « On apprend mieux avec des micro-tâches progressives »

Simplifier, c'est à dire découper en micro-tâches qui feront l'objet d'apprentissages séparés et progressifs, c’est notamment la proposition de la Pédagogie explicite.
Cela pourrait-il être la solution pour éviter la surcharge cognitive ?

En fait, cette façon de procéder comporte elle-aussi des défauts.

André Tricot explique : « Plus on aide pendant l'apprentissage, pour conduire rapidement l'élève à la solution, l'empêchant d'explorer les impasses de l'espace problème, plus on prend le risque de limiter la capacité de l'élève à réutiliser la connaissance apprise dans un autre contexte. La connaissance apprise de façon très guidée présente le risque d’être très spécifique. »

Jacques Bernardin, du Gfen, nous dit aussi :
"Si on peut – à la limite ­ - imaginer un enseignement des «connaissances de base» dans une approche à petits pas très structurée et fortement guidée, cela ne peut valoir pour la construction de com­pétences « expertes » qui est désormais l’attendu des systèmes éducatifs : accéder à la compré­hension fine d’écrits divers, pouvoir résoudre des problèmes, être en mesure de traiter des situations inédites en mobilisant ses acquis."
http://www.gfen.asso.fr/images/documents/publications/dialogue/dial_160_enseignement_plus_explicite_jq_berneradin.pdf

On trouve d'ailleurs le même type de remarque sous la plume même du père de la Pédagogie explicite : « Ce serait une erreur que de dire que cette approche par petites étapes s'applique à tous les élèves ou dans toutes les situations. Elle est tout particulièrement importante pour de jeunes apprenants, des élèves lents, et pour tous lorsque le contenu est nouveau, difficile ou progressif. Dans ces situations, on fera suivre des présentations magistrales relativement courtes par une pratique des élèves. Toutefois, lorsque l'enseignement s'adresse à des élèves plus âgés, plus habiles, ou si l'on se trouve au milieu d'une unité d'apprentissage, les étapes seront plus importantes ; c'est-à-dire que les phases de présentation seront plus longues, on passera moins de temps à s'assurer de la compréhension ou à guider la pratique, et l'on pourra proposer plus de pratique autonome en devoirs du fait que les élèves ont besoin de moins d'aide et de support. »
Barak Rosenshine - Synthèse de la recherche sur l’enseignement explicite
Educational Leadership Avril 1986, p. 60-69 (11 pages)
http://3evoie.org/telechargementpublic/usa/rosenshine1986d.pdf

Il faut donc être très clair sur les objectifs poursuivis, et connaître les exigences de la tâche qu'on a prévue, notamment en matière de pré-requis, pour adapter la situation d'apprentissage. Or, en matière info-doc, les collègues ont souvent une mauvaise connaissance de ces pré-requis, à nous de les leur expliciter.


1.5. Lors d'un projet, les élèves sont laissés face à leurs erreurs


Certains disent qu'il ne faut pas laisser les élèves faire des erreurs, qu'il faut intervenir tout de suite, pour ne pas prendre le risque qu'ils retiennent l'erreur. C'est un des arguments utilisé, notamment par la Pédagogie explicite, pour rejeter la pédagogie constructiviste et socioconstructiviste.

Mais c’est là encore un faux procès. Freinet n'a jamais dit qu'il fallait laisser l'élève se débrouiller et tâtonner sans fin. L'adulte n'est pas un observateur, il doit guider, orienter, favoriser la construction du savoir, par la métacognition. Ce sont des mauvais projets, ceux qui laissent les élèves s'enferrer dans des situations sans issues.

Laissons à nouveau Nico Hirtt prendre sa défense : « Entre les deux approches [approche par compétences et pédagogie constructiviste], le rapport à l’erreur se trouve entièrement renversé. Dans la pédagogie constructiviste, le plus important n’est pas que l’élève parvienne au bout de la tâche, mais qu’il ait mis à profit son travail (et ses erreurs éventuelles) pour progresser dans la découverte et la maîtrise des connaissances. Dans l’approche par compétences, le progrès dans la maîtrise des savoirs n’est pas un objectif en soi. Seul compte le résultat final. Adieu le droit à l’erreur et, surtout, adieu à l’utilisation de l’erreur comme levier pédagogique. »


2. « Je fais des projets, mais effectivement, il y a des défauts »


On a vu un panorama des critiques faites à la pédagogie « active » des socioconstructivistes. On a vu que certaines sont effectivement à prendre en compte, et d'autres à relativiser.
Histoire de continuer à couler la barque, voyons maintenant les critiques qu'en
tant qu'utilisateur de ces pratiques, on doit également faire à certaines situations.


2.1. Les 3 dérives + 1

Dans cet excellent article que je citerai de nombreuses fois, Catherine Reverdy fait un rappel très complet de l'histoire de la notion de projet, et de ses apports en pédagogie.
"Trois dérives existent lors de l’application d’une pédagogie par projet (Bordalo et Ginestet, 1993) :
- la dérive productiviste (le produit final est trop ambitieux pour les apprentissages visés, comme éventuellement dans le cas où une entreprise est sollicitée),
- la dérive techniciste (l’enseignant planifie seul le projet),
- la dérive spontanéiste (le projet s’invente au fur et à mesure, les objectifs d’apprentissage ne sont pas assez clairement définis au départ)."

Reverdy Catherine (2013). Des projets pour mieux apprendre ? Dossier d’actualité Veille et Analyses, n°82, février. Lyon : ENS de Lyon. http://edupass.hypotheses.org/296
Mise en page différente, 24p, http://ife.ens-lyon.fr/vst/DA-Veille/82-fevrier-2013.pdf

Et j'ai envie d'en rajouter une 4e : on veut gagner du temps en éludant certaines étapes, pourtant nécessaires.

Je vais simplifier pour ceux qui n'ont pas mis le nez dans de la prose pédagogique depuis un moment. Et pour que ce soit plus parlant, je vais forcer le trait. Un peu.

1- La dérive productiviste, c'est la surcharge cognitive : on invite la presse, on voit grand, on met 5 disciplines dans l'aventure, on se dit que les compétences sont innées chez les élèves et que toutes les notions ont déjà été abordées. Souvent, à la fin, on n'a pas fini. Donc les adultes mettent la main à la pâte pour finaliser et améliorer le montage, la mise en page, pour que cela ait assez l'allure pour ne pas passer pour des billes auprès de la presse. Et comme c'est beau, on tweete.

2- La dérive techniciste, c'est le "projet canadadry", ça a le nom de projet, la couleur du projet, mais ce n'est pas un projet : des fiches, des fiches, des fiches... Les élèves les collent dans leur cahier. En cas d'EPI, un logo permet aux élèves de savoir que l'activité faisait partie du projet.

3- La dérive spontanéiste, c’est une expérience de vie : bon, là, c'est un peu le souk, mais le prof est content, les élèves ont le sourire. On se dit que la prochaine fois, ce serait bien de se mettre d'accord au début sur les objectifs, et sur ce qu'on dit aux élèves.

4- La dérive "Lapin d'Alice" : "On pourrait le faire en 2h cette année, parce que là, je ne suis pas en avance ?"

Sincèrement, vous n'avez jamais créé ou vécu un de ces projets ?
On commence souvent par le 3e, puis on développe un des défauts 1 ou 2, selon son caractère (enthousiaste et convivial, ou ayant besoin d'être rassuré). Et après la grippe du petit, on se rabat sur le 4e. J'en suis sûre, vous avez quelques images mentales en tête, des souvenirs un peu stressants vous remontent à l'esprit. Restez zen, ça, c'était avant !


2.2. La surcharge cognitive (théorie de la charge cognitive)

Petit résumé de la théorie de la charge cognitive, de John Swelle :
On ne peut efficacement retenir une information ou apprendre quelque chose, que si cela ne surcharge pas notre capacité mentale. En effet, la mémoire à court terme est limitée, elle ne peut retenir qu'une petite quantité d’informations. On considère cette quantité entre 5 et 9.
Une fois mémorisées (nous reverrons les processus de mémorisation une autre fois), on bascule ces informations dans notre mémoire à long terme, où elles sont rangées, classées. Le cerveau mémorise en faisant des liens entre les informations, et on considère qu'un groupe de connaissances déjà apprises et intégrées comptera pour une seule information une fois remise en mémoire à court terme, pour accomplir une tâche.
On parle de surcharge cognitive si on dépasse cette capacité, c'est à dire si on sollicite trop de choses nouvelles dans une même tâche, une même activité pédagogique.

Par exemple, une recherche documentaire internet, avec une prise de note collaborative sur un document framapad dont le lien est dans pronotes, avec une exigence de sélection de l'information et de citation des sources, sur des sites en anglais, pour réaliser une vidéo ; c'est assurément source de surcharge cognitive en 5e, mais peut-être pas en seconde.

André Tricot évoque le risque de surcharge cognitive de certaines activités dans toutes ses conférences. Il explique en quoi elles sont dommageables pour les élèves :
"Parfois, on conçoit une tâche tellement exigeante que les élèves se focalisent, s'engagent dans la tâche, au détriment de l'apprentissage visé. Il faut donc concevoir une activité où les élèves vont s'engager, mais pas au point d'oublier l'apprentissage visé derrière."
"Il existe le paradoxe efficacité/exigence : plus on est dans une activité efficace en terme d'engagement, plus elle est difficile à gérer en tant que charge cognitive pour les élèves."
"Les activités de type projet, tâche complexe, pédagogie active, sont souvent sources de surcharge cognitive pour les élèves, notamment les plus en difficulté. Et c’est d’autant plus vrai que la tâche complexe comportera des compétences non explicitées et/ou non enseignées."

Compétences non explicitées et/ou non enseignées : on peut traduire par "si on cherche à gagner du temps en brûlant des étapes", non ?
On reparlera des "compétences non explicitées". Autant de pistes à suivre pour améliorer l'efficacité (tiens, il y a aura aussi un billet sur ce terme ! C'est le principe des poupées russes !).

Cette notion de surcharge cognitive pourrait peut-être expliquer pourquoi j'ai l'impression qu'à part amuser la galerie et faire passer un bon moment, les élèves n'ont pas appris grand chose à la fin des activités au CDI, et qu'ils ne retiendront rien :
- Trop de notions et de compétences à utiliser (par ailleurs non maîtrisées, et parfois jamais apprises) à manipuler en même temps.
- Un temps réduit, qui ne laisse pas le temps à la réflexion, au conflit socio-cognitif de se faire.


2.3. Pas assez de temps

Griller des étapes pour gagner du temps, c'est contre productif.


Catherine Reverdy nous dit :
" Les enseignants ressentent souvent le besoin de contrôler et de diriger l’apprentissage de leurs élèves pour être sûrs qu’ils ont bien compris, même s’ils savent que la construction des apprentissages par eux-mêmes est primordiale (Marx et al., 1997).
Lorsque l’enseignant suit les projets de ses élèves, il est enclin à tenter de gagner du temps et à leur faire « économiser » certaines tentatives d’essais-erreurs ou à accélérer le processus en ne les laissant pas formuler les différentes étapes de leur réflexion. Mais ce sont justement ces étapes et ces tentatives qui sont au cœur de l’apprentissage (Bordalo ; Ginestet, 1993)."


Que l'enseignant ait ce défaut par peur que les élèves patinent et n'y arrivent pas, ou par peur que cela prenne trop de temps, cela importe peu quant au résultat. Les élèves n'apprennent au final pas grand chose. Autant mettre en place des situations guidées et explicites (texte à lire/question, vidéo/débat) qui sont loin d'être inefficaces ou non motivantes.


Mille fois sur l'ouvrage !

On a vu qu'il fallait donner du temps aux projets, laisser les choses se faire, ne pas éluder des étapes importantes. Mais il faut aussi prendre en compte un autre facteur : une chose vue une fois (même vue efficacement) n'est pas sue pour toujours !

Dans cet exposé des trois phases du processus d’apprentissage, par les tenants de la Pédagogie explicite, on lit : "Pour développer des compétences de haut niveau, un expert doit investir en moyenne une dizaine d'années de travail dans son domaine, à une fréquence de trois à quatre heures par jour. Il se constitue alors en mémoire une banque d'une multitude de tâches sources sur lesquelles il peut s'appuyer pour faire face à des tâches cibles, pour lesquelles il sollicite des procédures qu'il a déjà exercées dans des tâches similaires, sans être toutefois identiques. Il importe donc de demeurer réaliste concernant la durée nécessaire à la maîtrise d'un domaine complexe."

C'est ce que dit aussi André Tricot : « Tout le monde peut apprendre à réaliser des tâches de haut niveau, [...] le meilleur prédicateur de la performance dans le domaine des apprentissages, c’est le temps passé à apprendre et à faire ».

Ils citent tous l'exemple des joueurs d'échecs, qui savent très bien jouer aux échecs parce qu'ils s’entraînent beaucoup, et pas parce que jouer développerait des compétences spéciales, de déduction, de réflexion. "Jouer aux échecs, ça ne sert qu'à savoir jouer aux échecs".
Et ça fait bien plaisir de lire ça. On lit souvent qu'il faut faire entrer le jeu d'échecs à l'école, parce que c'est LA solution à tous nos soucis, et notamment pour pallier ce que les profs n’arrivent pas à faire. Au collège, notre club échecs sert aux élèves à apprendre à jouer aux échecs, à progresser, ou bien à se faire des copains, et gagner en confiance en soi. Et c'est déjà pas mal !

Les neurosciences nous expliquent qu'il faut qu'une information passe plusieurs fois par le même chemin pour se frayer une place durable dans notre caboche, et entrer dans notre mémoire à long terme.
Allez, une petite vidéo, sur les traces mnésiques, par Fabian Olicard, un youtubeur très connu (mais si, demandez aux élèves !)
https://m.youtube.com/watch?v=NRIrL7rgEfs

Donc il faut répéter, répéter, répéter... faire, faire, refaire... 

3. Sauvons les projets !


3.1. Les objectifs vus par Perrenoud


Avant de regretter un geste impulsif en arrêtant totalement les projets, revenons aux sources : pourquoi s'est-on mis en tête il y a 20 ans de faire travailler les élèves comme cela ?
On pourra lire ou relire ce texte de Perrenoud dans « Apprendre à l’école à travers des projets : pourquoi ? comment ? » en 1999 : http://www.caue92.fr/IMG/pdf/projet-a-l-ecole.pdf
Je résume :
- Acquisition de nouveaux savoirs et savoir faire
- Transfert de ceux existants, et donc construction de compétences
- Outil de motivation
- Autonomie, prise d'initiative, coopération
- Confiance en soi et construction de la personnalité
- Aide à comprendre le sens des apprentissages par des situations plus proches du réel

Donc, on garde ! Mais sans se bercer d'illusions, et sans aveuglement naïf.
Ceci dit, quand on relit les textes d'il y a 20 ans sur la pédagogie de projet, on voit que personne n'a jamais caché la complexité de ces activités. Il n'est jamais dit que cela résout tout, que c'est magique, que les élèves apprennent seuls et rapidement.


3.2. Acquisition de connaissances : oui, mais à certaines conditions

Si on évite la surcharge cognitive, et qu'on propose aux élèves une tâche à leur niveau, on devrait permettre aux élèves d’accéder à des connaissances, de la même manière qu'ils développeront des compétences. Il ne faut pas être trop gourmand, ni trop demander à un seul projet.
Il faut bien analyser la tâche en terme de pré-requis, et donc que les collègues aient une bonne connaissance de ce qu'induit une recherche documentaire, une mise en page, une vidéo.

On pourrait ajouter que dans l'EMI et l'info-doc, certaines connaissances de culture numérique justifieraient un véritable enseignement, lors d'une activité directe ou un projet plus autonome, en tant qu'objectif principal poursuivi, et pas un juste usage (« je clique donc je sais »).
Savoir se servir d'un moteur de recherche : pour un prof de physique, c'est une compétence, pour un profdoc, c'est une connaissance.
Mais c’est un autre débat.



3.3. Motivation

On retrouve un peu partout le fait qu'un projet est source de motivation pour les élèves. Au moins une chose qui fait consensus.
André Tricot, L’innovation pédagogique, pages 51/52 :
"L'intérêt des élèves est une composante importante de la réussite des apprentissages.
Comme enseignant, nous pouvons agir sur l'intérêt des élèves :
1- au début d'une séquence ou d'une séance, par une situation d'entrée qui a du sens pour les élèves, qui leur permet de comprendre pourquoi on va apprendre cette connaissance.
2- pendant chaque séance, en proposant des activités intéressantes, surprenantes, ludiques, en choisissant des exemples ou des exercices qui illustrent l'utilité de la connaissance mais aussi les progrès qu'elle permet de faire.
3- en fin de séquence, en engageant les élèves dans des activités où ils doivent trouver eux-mêmes des situations nouvelles où la connaissance apprise pourra être mise en œuvre, les problèmes qu'elle permettra de résoudre, les questions auxquelles elle permet de répondre."


Mais attention, l'effet motivation fonctionne à condition que la tâche ne soit pas trop au-dessus de leurs capacités, au risque qu'ils se découragent.

André Tricot, dans le même ouvrage, nous précise que nous pouvons éviter la surcharge cognitive en utilisant des connaissances primaires dans les problèmes.
« Chaque fois que le problème est présenté avec des connaissances primaires (nourriture, politesse), les élèves sont plus intéressés, plus performants, ont plus envie de réussir et ont l'impression de fournir moins d'efforts, que quand cela implique des connaissances secondaires (grammaire, mathématiques). »

On peut impliquer les élèves en leur posant des questions qui les concernent :
« Les humains apprennent mieux quand ils réfléchissent, se posent des questions, essaient de comprendre le lien entre leurs connaissances antérieures et ce qu'ils sont en train d'apprendre. ex : faire des liens entre des faits historiques et eux, le monde dans lequel on vit. »

Sur ce sujet, Catherine Reverdy nous dit aussi :
"Les élèves peuvent être découragés et frustrés si leurs connaissances et compétences ne sont pas à la hauteur du projet et ne leur permettent pas de sélectionner correctement l’information utile à la réalisation du projet, ou si les problèmes à résoudre sont trop compliqués pour eux. Pour faire face à ces difficultés, les élèves doivent posséder des compétences cognitives pour pouvoir traiter la complexité inhérente aux projets, et métacognitives de deux types : tactiques pour pouvoir rester concentrés sur les objectifs finaux du projet pendant les moments difficiles de la réalisation et stratégiques pour soutenir l’effort mental sur le long terme (Blumenfeld et al., 1991)."


3.4. Transferts

Sur ce sujet très complexe, je suis loin d'avoir tout compris.

Il semblerait tout d'abord que l'idée de transfert ne soit pas judicieuse. Cela voudrait dire qu'on a des « trucs » en stock, et qu'on pioche dedans pour les ré-utiliser tel quel.
Ce qui n'est pas le cas, mais ne me demandez pas ce qu'il en est exactement ! Peut-être que je pourrai compléter ce paragraphe dans quelques temps !

J'ai compris par contre qu'il est vain de reprocher aux élèves de ne pas en faire. Le transfert, c'est pas automatique !
Plusieurs conditions sont nécessaires pour qu'un élève ré-utilise une connaissance/savoir-faire déjà vu :
- qu'il l'ait identifié lors de l'apprentissage (explicitation)
- qu'il l'ait mémorisé. Or, c'est la répétition qui ancre les connaissances en mémoire à long terme.
- qu'on l'aide à faire ce transfert. Cela ne se fait pas tout seul. Il faut que les élèves soient guidés dans son explicitation : à la fois lors de l'activité d'apprentissage, et dans la situation où on souhaite qu'il fassent un réinvestissement (Lire cet article, 3e partie. Les deux autres sont très intéressantes aussi).

En 1999, Perrenoud écrivait "Transférer ou mobiliser ses connaissances". Signe que les choses avancent, j'ai comme l'impression que tout ce qu'il disait est encore d’actualité...

Je vous met juste un petit extrait, qui m'a fait penser à Philippe Meirieu, quand il souhaite qu'on explique aux élèves l'histoire des sciences, par exemple.
"Tout se passe comme si la présence d’un savoir dans les programmes suffisait à justifier son utilité et à lui donner du sens, sans qu’il soit opportun de perdre du temps à débattre des liens entre les savoirs enseignés, leur genèse dans l’histoire humaine et les pratiques sociales auxquelles ils préparent aujourd’hui."




Conclusion



Les +
- La pédagogie de projet, les situations un peu complexes, sont intéressantes pour motiver les élèves.
- Si Perrenoud avait raison avec ses 12 objectifs possibles, on ne peut quand-même pas passer à côté !
- Les projets permettent de développer certaines compétences complexes, en exigeant des élèves qu'ils mettent en jeu plusieurs connaissances et savoirs faire déjà acquis. Ils leur permettent ainsi de faire des transferts.

Mais...
- Sur la question de savoir si un projet, une tâche complexe, permet d'acquérir des nouveaux savoirs/savoirs-faire : oui, sans doute, mais seulement si le processus d'apprentissage est bien conçu (explicite, guidé, évitant la surcharge cognitive) et qu'on passe du temps en fin d'activité pour expliciter les savoirs nouvellement acquis. « Actifs» ne veut pas dire « livrés à eux-même ».
- Il faut veiller à conserver l'équilibre entre le trop facile / trop guidé (nuit au transfert et à la motivation) et la surcharge cognitive (rend difficiles des nouveaux apprentissages, ce qui nuit en priorité aux élèves les plus fragiles).
- Par ailleurs, ces situations d'apprentissage moins guidées demandent du temps, faute de quoi on passe à côté des objectifs. Il faut faire attention à ne pas se lancer dans une activité « active » mangeuse de temps, si une autre activité plus
guidée aurait permis d'atteindre les mêmes objectifs.

- Enfin, il faut rester réaliste et garder à l'esprit que même avec des situations d'apprentissages bien conçues et qui laissent du temps, la maîtrise d'une compétence passera par une pratique répétée.

Du temps, du temps, du temps...


On garde le moral !


Il faut être extrêmement clair sur les objectifs visés.

Si on estime qu'étant donné l'objectif visé, une autre situation d'apprentissage plus guidée serait plus adaptée, et bien, il serait ridicule de vouloir faire à tout prix un "projet". On peut mettre les élèves en activité avec une séance guidée d'une heure type texte à lire ou vidéo avec débat et échanges, et que la séance soit motivante, intéressante, et formatrice.

Par contre, on a vu que ces apprentissages plus guidés n'avaient de sens que si on demande ensuite aux élèves de les utiliser dans le cadre d'autres activités moins guidées. Cela peut être avec des élèves plus grands, ou plus tard dans l’année.

Et toujours, on explicite aux élèves ce qu'ils sont appris, ce dont ils auront besoin. On n'est pas obligés de tout dire de manière magistrale à haute voix (de toute façon, ils ne nous écoutent pas) mais au moins en début de séance leur faire trouver ce dont ils auront besoin pour la tâche prévue, ce qu'ils savent déjà (on l'a vu quand ?), ce qu'ils devront apprendre en plus... Les faire parler, réfléchir, tisser des liens.

Si on décide de conserver une forme "projet"/ tâche complexe, on peut pallier le manque de temps :
- en établissant un référentiel de compétences préalables (chic, c'est déjà fait !) pour expliciter les pré-requis, et faire prendre conscience de la difficulté de certaines tâches, estimées à tort implicites ou faciles
- en prenant en compte ces pré-requis pour éviter une surcharge en sous-tâches non maîtrisées : par exemple, faire utiliser pour un projet des informations issues de connaissances déjà enseignées et apprises.
- en créant une programmation (chic, c'est déjà fait) pour répartir les sous-tâches entre la 6e et la 3e, avec des projets de niveau. Quand on sait que tous les élèves d'un niveau ont appris ou vu les mêmes choses, quelque soit leurs classes d’origine, cela facilite la création de projets plus complexes
- par de l'explicitation, de la métacognition
- par de la différentiation (les plus rapides peuvent bénéficier de tâches plus complexes, et iront plus loin, de manière plus autonomes, sans s'ennuyer)

Et surtout, ne pas se dire qu'une activité de ce type (comme TOUTES les autres activités, d’ailleurs !), même idéalement conçue, permettra aux élèves d'acquérir des connaissances/compétences définitives.

Cela peut nous éviter de l'agacement et de la frustration. Moins agacés et plus sereins, nous renverrons à nos élèves davantage de feed-back positifs, au lieu des grimaces quand ils ont oublié un élément qui nous semble fondamental, et dont on leur a parlé une fois l'an dernier, ou quand ils n'ont pas compris que c'était la même chose que ce qu'ils ont déjà fait en histoire ou en français.
Les transferts non plus !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire