dimanche 7 juillet 2024

"Tu finis comme nous ?"

Dernier repas entre collègues, sous les arbres, on termine les plateaux du pot de départ de la veille, je prends une dernière part de gâteau avant de repartir à mes piles.
Très gentiment, un collègue me demande : "Tu finis comme nous ? Ou tu reviens la semaine prochaine ?"

"Nous"
Les profs, c'est ça ?
Sacrée façon de terminer l'année, hein !

L'occasion de faire un petit bilan d'étape du boulot de profdoc. Ou d'enseignant documentaliste. Ou de je ne sais pas quoi avec des livres et des élèves.
Sous la forme d'un "récit à tiroirs", comme d'hab, avec tout plein de liens dans tous les sens, pour vous occuper toutes les vacances !

"Tu finis comme nous ?", donc !

Après 28 ans au collège.
Après un bilan présenté en plénière 2 jours avant (bilan qui au passage me remplit de fierté pour ma persévérance ;-), de reconnaissance pour ma direction qui m'a donné un sacré coup de pouce et la reconnaissance de mes objectifs de travail. Et pour mes collègues, qui ont partagé et enrichi ma vie pédagogique cette année encore ! Bilan à retrouver sur Esidoc, si cela intéresse certains d'entre vous).
Après des tonnes de séances (je n'ose pas dire pédagogiques), seule ou en co-animation, y compris avec ce collègue.
Après des bilans diffusés années après années, pour expliquer que tout mon travail, même le choix des livres, des espaces de lecture, des horaires d'ouverture, est pédagogique. Alors que tous les documents et messages que je signe sont signés "professeure".

J'ai répondu, gentiment aussi, que j'avais le même statut, et que j'étais en vacances ce soir aussi. Gentiment et calmement, parce que je ne suis pas tombée des nues, ce n'est pas la première fois que j'ai à répondre à la question des permanences d'été, qui concernent l’administration et la vie scolaire.

Et puis avouons quand-même que cette semaine, je n'ai pas non plus eu l’impression de faire le même boulot que "les autres". Dès que les élèves sont loin, les différences entre nos disciplines s'exacerbent. La part invisible devient visible, nous n'avons plus grand chose de commun, sauf autour d'une table (encombrée, si c'est au CDI) pour préparer les projets de l'année suivante.

Ranger une salle de classe, ce n'est pas tout à fait comme "ranger" un CDI.

D'ailleurs, on ne range pas un CDI !

D'abord on ferme le CDI aux élèves, parce que tant qu'ils sont là, on ne fait pas grand chose. Et ce n'est pas les quelques élèves qui donnent un coup de main en classant les mangas par ordre de taille qui font avancer le schmilblick (dieu que je les ai mal formés !).

Ensuite on commence par faire le tour des piles et des réserves pour récupérer tous les livres en retard, retard pris en "jouant au prof", justement, quand on met l'accueil des élèves et les séances en priorité. Et on fait un peu de comm, pour éviter d'entendre qu'on est déjà en vacances, puisqu'on a fermé le CDI !

On étale tout ça sur les tables, enfin libérées des élèves, et on classe pour choisir les cotes.
Du coup, on remodèle au passage un rayon par-ci par-là, parce qu'avec les nouveaux achats, souvent, ça ne colle plus, ou alors la logique des classements est devenue illisible pour d'autres que nous : l'espace Ado laisse sa place à une égalithèque, le rayon roman se coupe en 4..., les livres documentaires sont mieux signalés, les romans en langues étrangères s'équipent de petits drapeaux... 

On enregistre les nouveautés dans la base documentaire (merci Moccam pour les notices pré-remplies ! Même si beaucoup de rectifications sont nécessaires, les champs remplis automatiquement changent la vie).

Au passage, on tombe sur des tonnes de trucs à corriger dans la base informatique. BCDI et Esidoc sont des puits sans fond !

On tape les cotes choisies dans notre fichier pré-rempli (on a mis longtemps à trouver la bonne police de caractère, la bonne taille, selon le type de livre et l'épaisseur du dos), on les imprime, on les découpe (sans laisser de petits traits noirs, horreur !), on les colle (à 1 mm du bas du dos, pour que ça fasse harmonieux et propre sur les étagères).
On rajoute les mentions de tomes, les "à lire sur place", les logos des espaces spécifiques, les "réservés 4e-3e", les gommettes de couleur pour les romans historiques...
Et après, à la toute fin, on couvre les livres (et qu'est-ce que c'est long à faire ! Mais sans plastique, 2 emprunts et on peut jeter les livres !).

Et, ravis et le sentiment du devoir accompli, on les range !

Et puis on se lance dans un gros chantier, différent chaque fin d'année : parfois l'inventaire, rayon par rayon (et on est chanceux quand on a le temps dans la foulée de faire toutes les modifs dans la base), parfois la réserve, parfois les spécimens, parfois les travaux d'élèves, parfois les jeux de l'armoire jeux, parfois les documents pédagogiques accumulés à trier et classifier.

Et enfin, mais petit à petit parce que c'est exténuant pour le dos, on prépare le CDI pour le grand ménage des permanences d'été : on range les présentoirs, on libère les appuis de fenêtres, on retire les objets, les boites, les piles, tiens, encore des piles, hop les plantes dans la voiture (sièges rabattus parce qu'au fil des années, le CDI devient végétal).
Et il faut ranger son bureau !! (Les fidèles savent !) 

Une fois vidé, on fait des photos, et on imprime un document récap pour notre collègue chargée de l'entretien, parce qu'une fois tout enlevé pour nettoyer le sol, il faut pouvoir tout remettre au même endroit.

Est-ce que j'ai réussi à ranger mon bureau ? Moui, un peu.

Voilà, là, c'est "rangé" !

Est-ce que tout cela fait de moi un faux prof ?

J'ai été cette année pour la première fois convoquée pour surveiller les épreuves écrites du brevet. Je devais assurer 3 demi-journées.

J'ai demandé l’allègement d'une demi-journée.
Pas pour rester chez moi, mais pour pouvoir bosser au CDI.
Cette journée de surveillance restera une journée de retard sur le rangement. Une journée de perdue, sans personne pour m'interrompre, une journée parmi les plus efficaces et essentielles de l'année.
Mais c'était pour mon chef d'établissement une journée symbolique pour me reconnaitre "prof".

Je termine donc l'année sur ces quelques questions :

- Est-ce que cette journée de surveillance de brevet m'a fait passer du côté des "vrais" professeurs ? A l'évidence, non !

- Est-ce qu'il faudrait plusieurs années de surveillance de brevet, pour faire rentrer dans les esprits que je suis un "vrai" prof ? J'en doute, et j'ai autre chose à faire que de lancer des paris. Comment une journée loin du CDI suffirait à inverser la tendance de 30 ans ? Quand des centaines d'heures de cours données chaque année n'ont pas suffit ? Quand des commentaires sur des dizaines de bulletins trimestriels n'ont pas suffit ? Je suis en retraite dans 10-12 ans, j'aimerais autant ne pas prendre un pari perdu d'avance, et conserver pendant ces dix dernières années une fin d'année de rangement utile et sereine.

- Est-ce que pour autant il faut se mettre la rate au court-bouillon pour une remarque ? Non ! Les élèves m'appellent la prof du CDI, et je pense pouvoir dire que la plupart des adultes me considèrent comme une des leurs.

Que des bénévoles, venus au CDI un midi pour un club jeux me demandent si j'ai été prof un jour, je comprends. L'apparence est trompeuse, et je ressemble très fort à une bibliothécaire. La confusion n'est d'ailleurs pas honteuse, bibliothécaire c'est aussi un très beau métier.
Que quelques collègues aient encore une vision étriquée des missions possibles d'un professeur ne me touche pas trop. Les "profs de ballons" et "de pinceaux" en savent quelque chose, ils sont eux-aussi parfois la cible de dénigrements. Et puis même mon ministère a un peu de mal à me reconnaitre prof ("pas devant", hein !), alors j'y suis habituée. Pas résignée, mais habituée.

- Est-ce qu'il y a un problème quand-même ? Assurément, oui.
Et la solution n'est visiblement pas dans le fait de me faire endosser une panoplie symbolique de vraie prof. Je pense sincèrement que même si j'étais prof principale (c'est toujours non, cher chef !), je resterai toujours la dame du CDI dans la tête de certains.

Quand j'avais des demi-groupes en 6e, un collègue de math m'a fait remarquer que je ne pouvais pas m'exprimer sur la difficulté de gérer des élèves en classe entière (j'ai donc pris des classes entières l'année suivante, avec succès, je ne veux plus autre chose désormais, je trouve ça beaucoup plus facile et dynamique à gérer !).
Quand je suis venue en conseil de classe, certains s'en sont étonnés.
Et quand j'ai arrêté de venir (j'avais appris du ministère que je n'avais pas l'ISOE parce que je n'assurais pas le suivi des élèves. Dont acte !), personne ne s'en est étonné non plus.
J'ouvre le CDI lors des réunions parents-professeurs, je participe à toutes les réunions, et rien de tout cela ne suffit.
Alors ce n'est pas une petite journée de surveillance qui changera la donne, si ?

Quoi qu'on fasse, je resterai toujours un peu à part des autres. Parce que ce n'est pas complètement faux : je ne suis pas QUE prof, en fait !

Je suis prof quand je gère des élèves, que je les aide à développer leurs compétences de travail en équipe, ou de travail autonome, quand je fais de l'EMI, que je les aide à développer leur culture numérique. Mais je n'assure pas toutes les missions de mes collègues. Je ne sais pas très bien évaluer, et je n'ai d'ailleurs pas l'obligation de le faire. Je ne sais pas gérer une sortie scolaire à plus de 8 élèves, et ne suis pas très à l'aise dès qu'on s'éloigne d'un ordinateur ou d'un bouquin. Je n'ai pas de programme précis, pas de classe à l'emploi du temps, mais tous les élèves à former et à faire lire. On ne retrouve pas toujours mon nom quand on me croise dans la rue, mais on me reconnait. Quand les élèves deviennent lecteurs ou à l'aise sur un ordinateur, je sais bien qu'on ne m'en attribue pas le mérite. Quand un élève est venu se réfugier au CDI tous les jours pour supporter ses années collège, et qu'il y a trouvé, non pas la "dame du CDI", mais une bulle de sérénité et des activités pour tisser des liens en toute sécurité, je n'ai jamais de petit cadeau en fin d'année, ni de petit mot de remerciement. C'est le jeu ma brave Lucette ! Au moins, on ne me reproche pas non plus les échecs au brevet ou les erreurs d'orientation !
Je suis aussi documentaliste, même si je ne saurais pas exercer en entreprise.
Je me sens bibliothécaire jusqu'au bout des cotes et de mes rouleaux de plastique.
Éducatrice, comme un peu tout le monde, sans pour autant être formée pour.
Et animatrice de centre de loisirs, le midi, quand tout le monde est en pause. 

Mais je ne peux pas être 100% de toutes ces professions ! Je n'en choisis pas non plus les aspects les plus "chouettes". Je m'adapte à la demande des enseignants, et aux besoins des élèves.

Peut-être que ce sont toutes ces casquettes et ces missions qui brouillent les pistes. Je ne suis pas tout à fait "comme eux". Je suis un peu plein de choses, et je tente de trouver un équilibre entre toutes ces missions. De quoi en perdre parfois un peu la tête !

Je suis peut-être juste "enseignante", en fait. Enseignante documentaliste, ma nouvelle appellation ?

Tiens, il me vient une idée pour que les collègues ne me demandent plus si je finis "comme eux" : avoir le même rythme qu'eux, en fin d'année comme sur le reste de l'année !

1- Pouvoir ranger le CDI en le fermant aux élèves régulièrement une journée entière au fil de l'année, et 4 jours en fin d'année, mais pas la semaine du brevet (cette année, il m'a fallu 6 jours pleins, CDI fermé à 100%, et si j'ai enregistré tous les livres en retard, j'en ai encore 150 à couvrir !) 

2- Faire deux jours de surveillance de brevet, OK, mais partir "comme eux", à la fin des épreuves même s'il est 14h30. Partir aussi le vendredi midi après le repas en disant au revoir à tout le monde, sans terminer épuisée et la dernière dans les locaux, avec l’administration.

3- être reconnue au cours de l'année comme une partenaire pédagogique dans le cadre d'une progression EMI, programme lecture, que sais-je. Ah oui, mais pour ça, il faudrait que l'EMI, la lecture, soient dans les objectifs d'un établissement.

4- Que l'administration résiste à la tentation de me demander de m'occuper des manuels scolaires parce que ce serait des livres, et qu'il y a 150 ans c'était les dames du CDI qui s'en occupaient (en réunion mercredi, le gestionnaire m'a appelé documentaliste. On voit bien que c'est quand ça arrange, que je suis prof !)

5- Avoir la prime informatique (parce que je suis quand-même un peu "devant élèves", hein, on s'est assez mobilisés en décembre 2020 pour le rappeler), pouvoir être rémunérée en heure sup (et pas en tant qu'intervenant extérieur, même si c'est mieux que rien, et bienvenue dans l'assiette d'épinards)

6- Qu'on ne me dise plus à la rentrée qu'on n'a pas pu caser mon heure en 6e parce que la section foot... l'option théâtre... vous comprenez...

7- Et enfin, que les collègues me nomment profdoc, et pas documentaliste, quand ils me présentent aux nouveaux. Et oui, encore cette année ! Mais c'est pas grave si derrière le "documentaliste-pour-faire-court" se cache l'image mentale d'un collègue prof à part entière. Et j'avoue que ça passe encore mieux si c'est "Voici notre superdoc !", comme superwoman !


En conclusion, moi, je suis très tentée de surveiller le brevet :
- si on me permet de fermer le CDI 6 jours entiers en fin d'année AVANT le brevet
- si on me certifie que ces 2 jours auront un effet magique plus efficace que 29 ans de travail pédagogique
- POUR qu'on ne me demande plus si je pars "comme eux". Parce que je partirai, effectivement, comme eux !

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Flash info : les deux personnes qu'on a aperçues jeudi assises à une table pour m'aider à découper et coller des cotes 😙, me faisant ainsi gagner un temps considérable, c'était bien des professeurs, même des ciseaux à la main et loin de leur salle de classe.
Et de cela, personne n'en a douté. Dingue, non ?
😏

1 commentaire:

  1. Tellement juste tout ce que tu écris !
    Je n'ai jamais eu de problème de reconnaissance en 15 ans d'ancienneté et 3 collèges. Je n'ai aucun souvenir qu'on m'ait appelé "dame du CDI". On en parlait justement vendredi avec une toute jeune collègue de maths qui me disait que pour elle il n'y avait aucune différence entre moi et les autres profs et que j'étais entièrement intégrée dans l'équipe de profs, ça fait évidement plaisir.
    Pour autant, on m'a très souvent demandé si je finissais en même temps que les "profs", si je reprenais plus tôt en août, ou encore bien d'autres questions de ce genre. Je pense que c'est inhérent à notre profession mal connue parce que rare et différente, à cheval entre différents métier. Tant pis, on l'aime comme ça notre métier !!

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