lundi 7 février 2022

La fluence comme cheval de Troie pour la lecture

Le profdoc a des missions, mais pas d'élèves.
Il est prié de collaborer / impulser / coordonner.
Avec des collègues qui ont de moins en moins de temps pour le faire.
Il doit donc souvent tricher un peu pour agir.
Faire les yeux doux, supplier, menacer, se faire une petite place en jouant des coudes. Plus ou moins selon les sujets, ou les situations locales.
Il est même parfois amené à jouer les coucous et se tailler l’incruste, pour réussir à remplir son contrat. Sauf qu'il ne met pas les collègues hors du nid, c'est plutôt lui qui est poussé vers la sortie, et qui doit s'accrocher aux branches !
"Je peux venir, dites, je peux venir ?"

Pour faire de l'info-doc et de l'EMI, je vais peut-être tenter de passer par la case "lutte contre le harcèlement", je vous en recauserai la prochaine fois.
Et pour faire lire les élèves, et bien je prends aussi ce qu'on me donne.

Cette année, c'est la fluence qui a été ma chance. La fluence, grande cause de l'éducation nationale (la lecture étant la grande cause nationale, ne mélangeons pas tout. Cette cause-là ne m'a donné ni moyens ni cadre de travail, mais bref).
Il y a des créneaux pour la fluence ? Alors je prends.
Mais est-ce que je fais bien un entraînement à la fluence, c'est la question. Je vous raconte, et vous jugerez de mon imposture.

cheval-de-troie.jpg
Un profdoc devant la grille horaire des 6e

Le test de fluence au CDI, le profdoc en mode opportuniste

 
J'ai proposé pour faciliter la passation que le test se passe au CDI sur une heure de français.
Du fait des locaux, on peut bénéficier de deux salles de chaque côté : le gros de la troupe au milieu avec moi, un élève avec le prof de français d'un côté, et un 2ème élève avec un 2ème intervenant de l'autre. L'adjoint a organisé le planning, et cherché des adultes disponibles.
J'ai ainsi pu bénéficier dans les 15 premiers jours de la rentrée d'une 2e heure en sixième, super bienvenue pour faire terminer le rallye de découverte. Et les élèves ont aussi pu s'installer pour lire et emprunter.
Cool !
 

L'organisation des soutiens, mission infernale gérée par l'adjoint

Il y a ensuite eu l'attente des résultats des évaluations 6ème.
Puis l'attente des réunions.
Puis des comptes rendus de réunions.
Puis des retours des PP de 6ème.
Puis de la constitution des groupes.
Puis de leur inscription dans Pronote et de la communication aux élèves du dispositif.

Top départ donné en novembre.
Nous sommes une dizaine d'intervenants en 6e sur les devoirs faits, le soutien français, le soutien math, ou la fluence.
Tout cela a été d'une complexité assez folle à organiser. D'autant que les créneaux libres manquent un peu à l'appel, de même que les disponibilités des collègues.
Ils sont très nombreux à être intéressés, mais ça + ça + le reste, et bien à un moment, ça ne rentre plus, ils saturent !

Je m'étais positionnée sur l'aide en français dès l'an dernier, après une expérience très riche avec un groupe de 3 élèves de 6èmes demandeuses d'aide. J'avais très envie de recommencer. Parce que vouloir prêter des livres à des élèves qui ne les comprennent pas, c'est quand-même assez inefficace !
Mais hors de question pour moi de faire des Devoirs faits.
D'abord parce qu'en tant que profdoc, je ne serais pas payée autant que mes collègues, et que j'en fais une question de principe.
Et ensuite parce que cela ne m'intéresse pas, je voulais vraiment intervenir sur la lecture, et pas leur faire faire leur travail, même pour le cours de français.

Je prends donc des groupes de 2 à 5 élèves sur mon temps de travail, 5h par semaine. Les élèves ont été choisis pour leur faiblesse en fluence associée à des notes basses en français, sans souci de grosse dyslexie et sans suivi orthophoniste. En tout, je suis une vingtaine d'élèves de 6ème.

Le CDI est fermé pendant ce temps-là, ce qui me permet d'être à 100% avec eux. L'expérience montre que si d'autres élèves sont présents, on est beaucoup moins efficaces. Surtout moi, dont l'attention est sans arrêt distraite par la surveillance nécessaire des autres élèves, même sages. Et puis on parle tout fort, je gesticule pour expliquer les histoires et marquer les esprits, c'est pas évident avec un public... Enfin, il est important que ces élèves fragiles puissent prendre la parole sans craindre le regard de autres. Ils sont dans une bulle.


La fluence ? Vous y tenez vraiment ?

Je n'était pas hyper convaincue au départ de l’intérêt de faire lire les élèves "vite". Lire par exemple : https://www.charmeux.fr/blog/index.php?2019/11/01/404-la-notion-de-fluence-un-grossier-contresens ou https://www.cahiers-pedagogiques.com/lecture-un-engouement-pour-la-fluence-episode-1/

Mais alors que je parle des problèmes de lecture depuis tant d'années, que j'alerte sur la baisse de la lecture loisir au fil des années, pas grand chose ne bougeait du côté des collègues, et rien du tout du côté de l’institution.
La seule ouverture c'était de les faire bosser la fluence !!

J'ai donc cherché des arguments pour trouver une légitimité à ma présence dans le dispositif.
Je me suis beaucoup renseignée, j'ai lu des tonnes de documents et de diaporamas, dont celui-ci, que j'ai envoyé à tout le monde : https://lettres.dis.ac-guyane.fr/Continuer-d-apprendre-a-lire-au-college.html
Il s'agit d'une formation qui a eu lieu en juin 2021 à distance, pour des collègues de Guyane. Je trouve que les explications de la formatrice sont vraiment enrichissantes.

J'ai vu que travailler la fluence, c'est travailler aussi la compréhension des textes, l'acquisition d'automatismes, d'habitudes, et d'une certaine familiarité avec le monde de l'écrit.
On ne peut pas lire vite si on n'est pas en terrain connu et sûr. Et ce qu'on cherche à atteindre, c'est la 2e partie de l'objectif : pas la vitesse, mais la maîtrise (qui entraîne la vitesse).
J'étais davantage dans mon élément, et prête aussi à faire comprendre aux adultes agrippés à leur fluence que certains élèves ont aussi besoin d'aller lentement pour bien comprendre, qu'il faut leur laisser le temps de se perfectionner au fil des années, naturellement. Qu'on se fout des scores comme des notes. Ils ne lisent que depuis 5 ans au maximum !
Mais que pour progresser "naturellement", il fallait aussi leur donner des occasions de lire, de comprendre...
S'il faut continuer à passer par la fluence, parce que ce serait la seule porte d'entrée, et bien je continuerai.


Les premières séances

J'ai commencé par leur faire lire un petit texte simple, sans que les autres l'aient sous les yeux.
Cela m'a permis de tester leur capacité à lire à haute voix, et les caractéristiques de chacun. Un mauvais score de fluence ne dit pas s'ils font des erreurs en lisant, ou s'ils hésitent avant de parler. On ne sait pas s'ils s'essoufflent vite, ou même s'ils lisent sans comprendre.
Cela m'a donc aussi permis de faire le point sur ce qu'ils comprennent eux-même quand ils lisent, et sur ce qu'ils comprennent quand on leur lit un texte.
En prime, ils ont pris conscience qu'il y avait du boulot !

On a repéré par exemple qu'on ne comprend pas toujours quand on écoute, surtout si les mots sont coupés, hachés, pas de ton, pas de césure aux bons endroits des phrases. La compréhension vient de l'intention de l'auditeur, mais aussi de la qualité de lecture du lecteur.

J'ai présenté sur les première séances mes "phrases mantra" de la lecture à voix haute (voir plus bas) : La lecture, c'est comme marcher. La lecture, c'est comme le vélo...

 

Des albums à partager

J'ai l’habitude de travailler avec des albums, et avant le Covid, j'avais une troupe 30 bénévoles qui venaient deux fois par an partager la lecture d'albums avec les classes. Ce temps est révolu, mais je n'ai pas abandonné les albums.

J'ai présenté à tous les groupes le prix Nénuphar, une sélection de 6 albums qu'on a commencé à lire ensemble.
Quand on lisait un album, je notais les mots qu'ils ne comprenaient pas, ou ceux qui semblaient importants à connaître. Et ensuite, on faisait des dictées de mots, en notant pour la fois suivante ceux qui posaient encore problème.

De fil en aiguilles, au fil des séances et des groupes, les choses ont évolué.
Je conserve toujours un peu de lecture à haute voix, mais je rajoute selon les semaines de l'orthographe (les mots de l'histoire), de la grammaire, de la conjugaison. 

 

Les difficultés des élèves

On sent qu’ils lisent « en temps réel », au lieu d’anticiper dans leur tête et d’oraliser ensuite la phrase lue. Donc dès qu’ils bloquent sur un mot, ils bégayent. Et ils s'essoufflent, ou lisent saccadé.
Du coup, ils ne comprennent rien, et sont complexés quand il faut lire devant la classe.

J'ai remarqué aussi chez certains de la difficulté à se faire des images mentales. Certains disent même avoir aussi du mal à se souvenir de ce qu’il a fait, lu, ou même vu en film.

J'ai vite remarqué que même les mots courants posaient problème, tant en compréhension qu'en orthographe. Je veux dire, les mots TRÈS courants, avec des contre-sens complets. C'est parfois déstabilisant, et on se demande a posteriori ce qu'ils ont pu comprendre de notre dernier cours...
On a fait un peu de "champ lexical", pour leur montrer que souvent, on peut deviner un peu. Mais parfois, on n'a vraiment rien sur quoi s'appuyer, ou alors ils pensent à un mot qu'ils comprennent de travers, ce qui n'aide pas franchement.

Sans surprise, ils se trompent quasiment tous sur les fautes de grammaire courantes (a/à, et/est, on/ont, c'est/ses...), les accords d'adjectifs ou la conjugaison.

En fait, j'ai vite vu que c'était parce qu'ils ne maîtrisent pas la notion de phrase, et de groupes de sens dans une phrase. D'ailleurs, il n'y avait souvent ni majuscule ni ponctuation à leurs textes. Et dans la phrase, les différents statuts des mots (les fonctions) ne sont pas reconnus.
Cela a des conséquences pour la lecture à voix haute (pas de groupes de souffle, mais aussi pas de compréhension du sens) et pour l’orthographe.

 

L'évolution des activités pour répondre aux difficultés

On a commencé par disséquer des phrases, les découper en petits morceaux. Puis on a joué avec les morceaux, pour que leur horizon s'éclaire.
Sans être magique, cela a aidé à la fois la lecture à voix haute (les groupes de sens étaient mieux repérés), la compréhension, et l'orthographe.

Je les ai assez vite fait écrire leurs propres textes, parce que je me disais qu'on comprend mieux si on manipule soi-même, et on fait plus attention si ce sont nos mots. Un peu comme de construire soi-même sa cabane, ou de se contenter de jouer dedans.

On a aussi travaillé sur l'implicite et les inférences, avec des exercices que j'ai sélectionné un peu à droite à gauche. Je suis en train de peaufiner la sélection pour en avoir sous la main en cas de besoin.

L'idée, c'est d'avoir une batterie de jeux ou d'exercices, avec une base de livres à lire (albums, romans en mini-série, histoires très courtes photocopiées, livres à lire pour le français) pour s'adapter à la fois aux élèves, et un peu aussi à ce qu'ils ont à faire en cours.
Le jour où ils ont un devoir sur les COD/COI/attributs du sujet, et bien on fait un petit zoom dessus, même si nous ne sommes pas en Devoirs faits. Si on peut les aider à réussir une évaluation, ils gagnent en confiance en eux.
Mais je ne le fais pas à chaque fois, pour qu'ils ne se reposent pas sur cette heure, comme certains auraient tendance à faire.

 

Les images et les mantras de la lecture

J'utilise beaucoup d'images pour faire comprendre la "théorie".

- Repérer les groupes de mots dans les phrases, pour les lire dans sa tête AVANT d’oraliser. On peut même lever les yeux pour « lire » sans regarder son texte, je leur en fais la démonstration ("Regardez mes yeux quand je lis") et ils s’entraînent.

"La lecture à voix haute, c’est comme marcher sur un trottoir : on regarde AVANT où on met les pieds…"

- Le cerveau est mono-tâche. Il ne peut pas "lire silencieusement / comprendre / oraliser" en même temps. Il SWITCH entre toutes ces tâches. Cela le fatigue terriblement, et il ne fait aucune des tâches vraiment bien. Mais ce switch va de plus en plus vite au fur et à mesure qu’on progresse en lecture, ou si le texte est facile (pas de mots compliqués, phrases courtes). On a automatisé une des tâches. (C'est l'un des éléments des séances sur l’attention et la mémorisation, lancées en Vie de Classe 6ème avec certains collègues)

"La lecture à voix haute, c’est comme le vélo. Si on n’a pas beaucoup de muscles, ou que la côte est raide, c’est pénible et on ne va très vite ! C'est plus facile si ça descend. Et avec de l’entraînement, on peut monter des côtes raides, et même y prendre plaisir !"

- Pour comprendre un texte qui nous est lu, il ne faut pas juste écouter. Il faut avoir l'intention de le comprendre : se faire des images mentales de l’histoire, des hypothèses sur la suite. Et rien de tout cela n'est intuitif.

"Lire, ce n'est pas juste regarder et parler. Comprendre une lecture, ce n'est pas juste écouter"
 

Par ailleurs, j'utilise des analogies avec des métiers. J'ai créé cette infographie l'an dernier, mais je ne l'ai pas encore reprise cette année, parce qu'on était davantage sur la vitesse de lecture et l'orthographe au début, et moins sur la compréhension. Mais les séances évoluent un peu, je vais la ressortir.


Les pièces d'échecs au secours des personnages

Avec certains groupes, on a lu ensemble quelques Métamorphoses d'Ovide, pour les lancer un peu.
J'avais vu dans Pronote qu'ils avaient à l'acheter et le lire pour dans 6 semaines, et j'avais parié qu'ils étaient peu à avoir réalisé qu'il fallait s'y mettre avant la veille... Je savais aussi que certains ne le feraient pas seuls, ou ne seraient pas aidés à la maison.
C'était donc juste ponctuel pour les lancer. De toute façon, 2h pour lire 3 histoires, cela aurait été un peu compliqué de réussir à toutes les lire pour le mois suivant !

Au début de l'histoire de Bacchus, j'ai bien vu que je les perdais. Trop de personnages, trop de parenthèses.
Alors j'ai pris une boite d'échecs, et j'en ai sorti au fil de l'histoire les pions, différents selon leur statut dans la hiérarchie des dieux, pour représenter les personnages, mais aussi l'action :
- un personnage qui meurt : on couche la pièce sur la table
- Jupiter qui sort avec une nymphe...  je vais taire ici ce que le Roi a fait avec le cavalier... Il fallait bien leur faire comprendre ce que "folâtrer" veut dire...

 

Mini résumé avec QQOQ

Je leur ai montré la méthode QQOQ pour résumer chaque chapitre pour s'en souvenir. Et je l'utilise pour les obliger à se rappeler d'une fois sur l'autre ce qu'on a lu.

 

Les textes inventés avec contraintes, une activité plébiscitée par un des groupes

Un des groupes n'est pas en grande difficulté de lecture. On va plus vite à terminer les histoires et je n'ai pas non plus à beaucoup expliquer, ils sont assez bons en compréhension. Quelques soucis toutefois avec les implicites. Ce qui est suggéré n'est pas immédiatement accessible, notamment si c'est un clin d'oeil pour faire de l'humour, ou un sous-entendu.
Et au niveau orthographe, c'est pas royal !
C'est aussi un groupe vite distrait, qui a besoin de maintenir sa concentration en faisant.

Je leur ai proposé une petite activité d'écriture, et maintenant, c'est eux qui me la redemandent.

On lit d'abord une histoire. Avec eux, on a choisi "Le hollandais sans peine" que j'avais en quantité suffisante. Vive les mini-séries constituées au fil des années, elles servent enfin !! Et les gros caractères conviennent à deux des élèves qui ont des soucis avec les petits caractères (vue pour l'un, dys pour l'autre).
Au fil de l'histoire, on note chacun de notre côté des mots qui nous intéressent. A la fin, chacun en choisit 1 à proposer au groupe, et je rajoute une contrainte grammaticale : a / à, et/est, on/ont...
Ils doivent inventer une ou deux phrases à partir de tous ces éléments.

Beaucoup d'erreurs encore, y compris sur les points de grammaire imposés, ce qui m'énerve et me décourage. On doit les reprendre à chaque fois. C'est fou comme des choses qui me semblent évidentes sont compliquées pour eux.
Mais je trouve quand-même que leurs phrases en comportent de moins en moins au fil des séances, et que leurs phrases sont mieux construites. Les choses avancent lentement, j'espère que ce sera "sûrement"...

La prochaine fois, j'ai prévu un zoom sur la conjugaison de l'imparfait, et on continuera leurs histoires, en choisissant d'autres mots, et en rajoutant d'autres contraintes.
C'est un groupe que je n'ai que tous les 15j, on avance donc à petits pas.

 

La main de la correction

Il y a un outil que je n'ai pas encore exploité, mais je pense le tester à la rentrée, notamment avec les élèves du groupe précédent.

Comme le cerveau ne peut pas faire plusieurs choses à la fois, il ne peut pas non plus corriger toutes les fautes d'un coup, en une seule lecture. Ce qui fait qu'il en reste toujours des tonnes, relectures après relectures.
Il leur faut une méthode, mais ils ont la flemme.

Plein de mains de la relecture

J'étais pareil à leur âge, alors je comprends tout à fait qu'on n'ait pas envie de relire.
Mais quand on passe par l’explicitation neurologique ("Vous ne POUVEZ pas, sauf quand ce sera automatisé"), j'ai remarqué qu'ils sont plus réceptifs que quand cela apparaît comme une manie du prof.


Petit bilan plutôt positif

Au bout du compte, 20 élèves suivis de cette façon, cela représente une bonne proportion du nombre d'élèves en grosse difficulté de lecture. Donc je suis contente. Et même si cela prend du temps, ce n'est pas sur toute l'année, et cela redonne de l'estime de soi à des élèves fragilisés par leurs difficultés. Je pense que c'est un bon investissement sur l'avenir. 

Du coup, j'espère que la fluence sera à nouveau grande cause l'an prochain !

Profdoc qui a réussi à aider les élèves faibles lecteurs

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